XII
RIVALITÉS

Le contre-amiral Coutts avait embarqué la veille. Bolitho arpentait la dunette, surveillant vaguement la bordée du matin, savourant une petite brise de nord-est agréablement rafraîchissante. Au cours de la nuit, le quatre-vingt-dix-canons Resolute, escorté par la frégate, les avait quittés pour prendre le chemin de New York par vent contraire. Il lui faudrait gagner chèrement chaque mille.

Mais pour le Trojan les choses étaient bien différentes, comme si l’arrivée à bord de Coutts avait tout changé. Le bâtiment devait avoir fière allure sous sa voilure de beau temps, grand-voiles, huniers et perroquets. Il appuyait doucement son flanc dans une mer azur, de grandes gerbes d’embruns passaient au-dessus de la guibre.

La rose du compas oscillait lentement entre sud et sud-est. Le gros deux-ponts s’éloignait inexorablement de la terre ferme et avait entamé sa longue descente le long de la chaîne d’îles qui sépare l’Atlantique des Antilles.

Le vent avait chassé la chaleur, les blessés les moins gravement atteints pouvaient monter prendre l’air sur le pont et retrouver peu à peu leur place à bord. Les autres, dont certains ne reverraient jamais Sandy Hook, avaient été transférés à bord du Resolute, ainsi que les prisonniers. Le vaisseau amiral avait également emporté le rapport de Coutts.

Il restait cependant un seul prisonnier à bord, l’officier français. Il faisait régulièrement une petite promenade sur le pont sous la surveillance de ses gardiens, et semblait chez lui.

Bolitho avait pu constater une fois encore qu’il ne savait pas grand-chose de son capitaine. Pears lui avait bien manifesté quelque chaleur après son retour à bord, avant de retrouver son attitude distante. Et l’arrivée de l’amiral n’y était sans doute pas étrangère.

Ce matin-là, Coutts était monté sur le pont, détendu, jeune comme jamais. Il avait fait sa promenade du bord au vent, s’arrêtant de temps en temps pour observer les marins qui, le dos nu, vaquaient à leurs diverses occupations : charpentiers, voiliers, tonneliers, tout ce petit peuple qui confère à un bâtiment de guerre l’aspect d’une ville animée. Il avait échangé quelques mots avec les officiers et les officiers mariniers les plus anciens. Le Sage lui-même avait été très impressionné par les connaissances dont il faisait preuve en matière d’exploration arctique, et l’aspirant Forbes avait rougi de confusion en bafouillant de pauvres réponses à quelques questions pertinentes.

Si l’amiral ressentait quelque inquiétude pour l’issue de l’opération en cours ou pour la réaction du commandant en chef quand il connaîtrait ses décisions, il n’en laissait rien paraître. Il n’avait fait part de son plan à personne, exception faite cependant d’Ackermann, son aide de camp, celui-là même que Bolitho avait aperçu dans une chambre en compagnie d’une jeune femme nue. Son secrétaire personnel partageait également tous ses secrets. Il était vraisemblable que ceci irritait également Pears au-delà de toute mesure.

Il entendit des pas : Cairns arrivait sur la dunette et vint le rejoindre. Il inspecta rapidement d’un regard les hommes au travail.

— L’amiral est en conférence avec notre capitaine, et je trouve que ça sent le roussi – il fit un signe de tête entendu en lui montrant l’arrière : Je suis bien content d’avoir laissé nos grands hommes entre eux.

— Pas de nouvelles ?

— Pas grand-chose. L’amiral est comme D’Esterre, il cache soigneusement son jeu et il le dévoilera au dernier moment. La comète jaillira de l’horizon – ou bien chutera lamentablement.

Depuis que Coutts était à bord, Cairns avait dû subir un certain nombre de changements. Et la première conséquence était qu’il partageait désormais beaucoup plus de choses avec le second lieutenant.

— Le capitaine voulait savoir pour quelle raison on avait désigné le Trojan et non le Resolute, ajouta-t-il lentement. L’amiral lui a répondu, aussi calme que vous pouvez l’imaginer, que le Trojan était plus rapide et que son équipage méritait bien une récompense.

— Je vois, fit Bolitho en hochant du chef, le Resolute est resté trop longtemps au mouillage et n’a plus beaucoup de rechanges. Sa coque doit être pleine d’algues.

Cairns le regarda d’un air soudain admiratif :

— Mais nous allons faire de vous un véritable homme politique ! Vous savez, il s’agit d’un compliment empoisonné : Coutts commence à parler de récompense, le Trojan est le meilleur, mais il rappelle aussitôt au capitaine Pears que son propre navire amiral est en fait le plus précieux.

— C’est assez habile de sa part, décida Bolitho.

— Ces gens-là se reconnaissent tout de suite entre eux…

— Mais dans notre cas, quelle est la véritable raison ?

Cairns devint soucieux.

— A mon avis, il veut que son navire amiral se trouve au bon endroit. Il a également renvoyé le Vanquisher, parce qu’il pense qu’il va devenir indispensable avec tous ces corsaires qui pullulent.

Mais il baissa la voix en voyant Sambell, pilote de quart, qui rôdait dans les parages avec une feinte indifférence.

— L’amiral veut poursuivre son plan jusqu’au bout, en retirer tout le mérite ou limiter les dégâts si les choses tournent mal. Il ne fait pas suffisamment confiance à notre capitaine pour le laisser agir seul et, en cas de malheur, il lui faut un autre bouc émissaire que son capitaine de pavillon. Je vois à vos yeux que vous me comprenez.

— Non, fit Bolitho, je ne comprendrai décidément jamais ce type de raisonnement.

— Oh, répondit Cairns en lui faisant un clin d’œil, un jour, c’est vous qui l’enseignerez aux autres !

On entendit marcher sur le pont : Pears sortait de la chambre des cartes en compagnie du maître pilote qui portait la sacoche en cuir dans laquelle il conservait ses calculs et ses instruments d’observation. Le vieux pilote avait son air habituel. Il jeta un coup d’œil au compas, regarda rapidement les deux timoniers.

En comparaison, Pears semblait fatigué et d’assez méchante humeur. Il avait visiblement envie d’en finir le plus rapidement possible.

— Nous saurons bientôt où se trouve cet endroit béni des dieux, Dick – le second desserra sa cravate en soupirant : J’espère seulement que ce ne sera pas un nouveau Fort Exeter.

Bolitho le regarda s’éloigner pour poursuivre sa ronde journalière. Cairns rêvait-il encore de quitter le Trojan pour avoir enfin un commandement à lui ? Jusqu’à présent, les lieutenants du vaisseau n’avaient guère eu de chance : Sparke avait été tué, Probyn fait prisonnier. Seul Bolitho était revenu à chaque fois de ses expéditions comme l’enfant prodigue.

Quinn avait enlevé sa veste et sa chemise lui collait à la peau du dos. Occupé à surveiller le maître voilier et ses aides, le visage pâle, il paraissait encore fatigué. Malgré ses dix-huit ans, il faisait tellement plus vieux, songea Bolitho, et la grande cicatrice qui lui barrait la poitrine était toujours aussi impressionnante. Quinn devait la sentir terriblement, cela se voyait à sa démarche un peu raide, à ce rictus qu’il avait sans cesse. Et sans doute se souvenait-il encore de cet instant de faiblesse devant le fort, de sa furie soudaine lorsque Rowhurst s’en était pris si violemment à lui.

— Signal du Spite, monsieur ! cria l’aspirant Weston.

Bolitho sortit une lunette du râtelier et grimpa dans les enfléchures au vent. Il mit un bon moment à repérer le petit sloop, qui était leur unique compagnon dans cette « aventure », comme disait Cairns. Il vit enfin ses perroquets tout blancs et la volée de pavillons qui flottaient à la vergue.

Weston déchiffra :

— De Spite, voile en vue dans le sud.

Bolitho se retourna. Weston était désormais l’aspirant le plus ancien à bord, et en voulait sans doute à Pears qui avait vivement suggéré de promouvoir Frowd plutôt que lui-même. Et les désirs d’un capitaine sont des ordres.

Bolitho en était triste pour Weston, enfin, presque. À tout prendre, c’était un homme rigide, trop belliqueux, qui ne ferait pas nécessairement un bon officier s’il vivait assez longtemps.

— Très bien, continuez à veiller le Spite. Je vais attendre un peu avant de prévenir le capitaine.

Il descendit et reprit ses allées et venues. L’air était presque frais, mais il suffisait de s’arrêter un peu pour mourir de chaud. Sa chemise était trempée de sueur, sa blessure à l’épaule le brûlait cruellement.

Le capitaine du sloop devait être ravi de pouvoir agir à sa guise. Il était sans Houle occupé à observer cette voile, essayant de tirer le maximum d’informations de ce qu’il voyait pour renseigner l’amiral au mieux.

Une demi-heure passa ainsi, la fumée montait des cuisines. Le commis, Molesworth, accompagné de son secrétaire, apparut sur le pont pour aller mesurer la ration quotidienne de rhum ou de brandy.

Quelques fusiliers qui venaient de faire un exercice, repoussant un ennemi imaginaire, se dirigeaient vers l’arrière pour remettre les épieux au râtelier. Ils avaient été renforcés par quelques-uns de leurs camarades du navire amiral, venus combler les trous faits dans leurs rangs. Bolitho songeait à tous ces petits monticules qu’ils avaient laissés derrière eux sur l’îlot : qui s’en souviendrait encore ?

— Signal du Spite, héla Weston, annulez mon dernier message !

Encore une rencontre pour rien, sans doute un hollandais. Peu importe, Cunningham devait être content de lui. Le navire inconnu avait sûrement pris la fuite à toutes voiles en apercevant ses huniers. Par les temps qui couraient, mieux valait se montrer prudent : les amis d’hier devenaient très facilement les ennemis d’aujourd’hui.

Stockdale traversait la dunette pour se rendre à la batterie tribord. Il lui glissa en passant :

— Voilà l’amiral, monsieur.

Bolitho se raidit. Coutts montait l’échelle. Il le salua, se demandant si Weston n’avait pas fait exprès de ne pas le prévenir.

— Bonjour, Bolitho, fit l’amiral en lui souriant. Je vois que vous êtes encore de quart.

Il parlait d’une voix agréable, simple et naturelle.

— Encore pour quelques instants, amiral.

Coutts prit une lunette, qu’il braqua longuement sur le Spite.

— Un garçon très bien, ce Cunningham, devrait être promu bientôt.

Bolitho ne répondit pas, mais n’en pensait pas moins. Si jeune, ce Cunningham avait de la chance. Avec la bénédiction de Coutts, il deviendrait certainement capitaine d’ici à trois ans, grâce à cette guerre. Voilà qui lui épargnerait une trop longue attente et le rendrait disponible pour de plus hautes fonctions.

— Je sais ce que vous pensez, Bolitho.

Coutts tendit sa lunette à Weston. Une fois de plus, il avait le mot qu’il fallait au bon moment.

— Ne vous faites pas de souci ; lorsque viendra votre tour, vous découvrirez vite que la vie de capitaine n’est pas une partie de plaisir – son regard se fit plus dur : Les occasions sont là pour ceux qui osent et qui n’essayent pas de s’abriter derrière les ordres pour éviter de prendre des initiatives.

— Oui, amiral, répondit Bolitho.

Il ne savait pas trop bien ce que voulait dire Coutts : qu’il y avait un espoir pour lui ? Ou bien dévoilait-il à demi-mot ce qu’il pensait de Pears ?

— Venez souper avec moi ce soir, ajouta l’amiral en haussant les épaules ; je demanderai à Ackermann d’inviter quelques officiers.

Bolitho devina qu’il y avait encore autre chose là-dessous.

— Et dans mes appartements, bien entendu ; je suis certain que votre capitaine n’y verra pas d’objection.

Et il s’éloigna, saluant distraitement au passage Sambell et Weston comme s’il s’agissait de rustauds sur la place d’un village.

La relève arrivait sur le pont pour le premier quart de l’après-midi : Bolitho savait que Dalyell allait bientôt venir le remplacer. Contrairement à George Probyn, il était toujours ponctuel.

Il était encore médusé de ce qu’il venait d’entendre : tout excité par l’intérêt que Coutts prenait à son cas, mais mal à son aise. Il ressentait cela comme un certain manque de loyauté envers Pears, mais après tout Pears ne faisait peut-être pas grand cas de lui, alors ?

Dalyell arriva. Le soleil l’obligea à fermer les yeux, il avait encore quelques miettes accrochées à sa veste.

— La relève est prête, monsieur.

— Parfait, monsieur Dalyell.

Et ils sourirent tous les deux en se cachant de leurs hommes, amusés par ce feint respect du formalisme.

Posté près de la coupée bâbord, Quinn observait les deux lieutenants occupés à se passer la suite dans la confusion habituelle des relèves de quart. Il ressentait encore dans sa chair cette longue lutte pour se remettre de sa blessure. Bolitho, lui, avait réagi très vite dans les mêmes circonstances, avait réussi à chasser cette torture de sa mémoire. Mais lui, tout ce qu’il parvenait à faire, c’était mesurer chacun de ses pas, calculer chaque chose comme elle se présentait. Il essayait de se convaincre que sa défaillance n’avait été que passagère, que sa réaction lors de l’affaire du gué n’était pas un feu de paille, qu’il avait flanché une fois, mais qu’il ferait tout son possible pour être de nouveau digne de confiance.

Quinn sentait très bien que les hommes l’observaient, essayaient de jauger la confiance qu’ils pouvaient encore placer en lui. C’est pourquoi il restait là à traîner près de la coupée, attendant Bolitho pour descendre déjeuner avec lui. Bolitho était sa seule force, sa seule chance, s’il en avait encore une.

Bolitho lui fit signe.

— Vous n’avez pas faim, James ? Je me suis laissé dire que nous avions du bœuf aujourd’hui, un fameux morceau qui n’a passé qu’une petite année dans son baril ! – il lui donna une claque sur l’épaule : Le meilleur est derrière nous, pas vrai ?

Quinn le regarda : Bolitho était devenu soudain plus grave. Ce qu’il venait de dire n’avait sans doute rien à voir avec le menu.

 

Le Trojan avait changé d’amure, les vergues étaient brassées et la toile claquait encore dans le vent. Bolitho salua Cairns :

— En route au nouveau cap, monsieur.

— Renvoyez la bordée de repos, je vous prie.

Les hommes se précipitèrent dans les descentes, heureux d’en avoir fini. Pears se tenait du bord au vent de la dunette, en compagnie de l’amiral. Le coucher de soleil était superbe, les deux hommes se détachaient en ombres chinoises et il n’arrivait pas à distinguer leurs visages. Mais il n’y avait pas de doute : Coutts était visiblement assez irrité, Pears se renfrognait.

Comme le temps lui avait paru long, depuis ce soir où il avait soupé dans la grand-chambre ! Coutts n’avait pas lâché le dé de la conversation, hormis dans les moments où l’on remplissait son verre. Il avait tenu en haleine les jeunes officiers en leur racontant diverses anecdotes relatives aux petites intrigues qui battaient leur plein à New York, aux arcanes du pouvoir londonien, aux femmes qui avaient souvent en main les rênes pour de bon.

Lorsque Pears et le maître pilote eurent achevé leurs calculs, la connaissance de leur véritable destination parcourut le bord comme une traînée de poudre.

Il s’agissait d’une petite île dans un archipel qui barrait le passage entre Saint-Domingue et Porto Rico. Les navigateurs peu expérimentés évitaient soigneusement ces parages, et c’était donc l’endroit idéal pour transborder armes et munitions sur les ravitailleurs des armées de Washington, chaque jour plus nombreux.

Coutts avait exprimé son espoir que cette mission se terminerait rapidement. Bolitho et les autres convives avaient très bien perçu son excitation à la perspective d’une victoire-éclair. L’amiral savait pertinemment que personne n’avait eu le temps de prévenir de son arrivée. Cette fois-ci, pas de courrier à cheval pour prendre les devants. Tout l’Atlantique était derrière lui, le Spite assurait l’éclairage, Coutts avait donc de bonnes raisons de croire en sa chance.

Cela remontait pourtant à quinze jours. Ce retard était inévitable, mais commençait tout de même à user sérieusement Coutts et ses officiers. À plusieurs reprises, le Trojan avait dû mettre en panne, le temps de laisser le Spite reconnaître une voile, puis attendre qu’il eût péniblement remonté au vent pour faire son rapport. Le vent avait tourné, comme prévu par Bunce, mais en moyenne avait plutôt favorisé leur lente progression.

Le soleil se couchait ; Bolitho sentait nettement grandir un vague sentiment d’impatience, voire de colère, alors qu’il observait Coutts qui faisait de grands gestes.

Une fois de plus, ils avaient envoyé le Spite reconnaître l’île pour déterminer s’il s’agissait bien de celle qui était décrite dans les documents saisis par Paget. Dans ce cas, Cunningham devait dépêcher une embarcation à terre puis, si possible, évaluer les forces de l’ennemi. S’il ne trouvait rien, il avait reçu ordre d’en rendre compte sans tarder. Mais, de toute manière, il aurait dû être revenu à cette heure. La nuit tombait très vite, comme il est usuel sous ces latitudes, et il était donc peu probable qu’ils parvinssent à établir le contact avant le lendemain matin. Encore un jour à attendre, qui allait ajouter à leur anxiété.

Bolitho se raidit en voyant passer Pears, qu’il salua. Il venait de claquer violemment la porte de la chambre à cartes, autant dire que l’humeur était morose. L’amiral arrivait.

— Longue journée, Bolitho.

— Absolument, amiral – il essayait de deviner ses pensées : Mais nous tenons le cap, je crois que nous parviendrons à le conserver toute la nuit.

Coutts ne l’avait même pas entendu. Il posa les mains sur la lisse et resta là à contempler rêveusement la batterie de dix-huit. Il ne portait pas de coiffure, ses cheveux qui volaient au vent le faisaient paraître encore plus jeune.

— Et vous, demanda-t-il tranquillement, êtes-vous comme tous les autres ? Croyez-vous que je suis complètement fou d’avoir monté cette opération, alors que je ne possède qu’un bout de papier ?

— Je ne suis qu’un pauvre lieutenant, amiral, je n’ai jamais entendu parler de la moindre interrogation à ce sujet.

Coutts partit d’un rire amer.

— Interrogation ? Par Dieu, monsieur, mais je ne vois que ça !

Bolitho se tut prudemment, l’amiral était visiblement sur les nerfs.

— Lorsque l’on devient amiral, on croit que le monde vous appartient. Mais ce n’est pas vrai, vous n’êtes jamais qu’un petit élément du puzzle. Moi aussi, j’ai commandé une frégate, et je ne pense pas avoir démérité.

— Je sais, amiral.

— Je vous remercie – Coutts avait cependant l’air un peu surpris : La plupart des gens croient qu’un amiral est en quelque sorte quelqu’un de différent, une sorte d’homme à part. Il y a quelque vérité là-dedans, sans quoi je n’aurais risqué ni ce bâtiment ni ma propre réputation. Je me soucie comme d’une guigne de ce que ces gens de Londres peuvent bien penser de moi. Ce qui m’importe, c’est de terminer cette guerre en mettant si possible le maximum d’atouts de notre côté.

Il s’exprimait d’une voix fébrile, essayait d’appuyer son discours par des gestes vifs.

— Chaque jour qui passe voit grossir les rangs de nos ennemis, chaque jour s’accroît le nombre des bâtiments qui nous cherchent noise. Nous n’avons pas de réserves, mais l’adversaire fait preuve de tant de souplesse que nous devons contrer chacune de ses manœuvres. Aucun bâtiment marchand ne peut plus naviguer en sûreté sans escorte. Nous avons même dû envoyer des bâtiments de guerre dans le détroit de Davis pour protéger nos baleiniers ! L’heure n’est plus aux timorés ni à ceux qui attendent prudemment que l’ennemi attaque le premier !

Bolitho ne l’avait encore jamais entendu s’exprimer de manière aussi passionnée. Tout à coup, son propre univers, limité jusqu’ici à cette étroite coque, s’ouvrait sur des horizons insoupçonnés, sur-toutes les mers où la puissance britannique était mise en cause.

— Je me disais, amiral – Bolitho hésitait : Pourquoi n’avez-vous pas demandé que l’on vous envoie des bâtiments en renfort d’Antigua ? Nous avons parcouru quatre fois la distance qu’ils auraient eu à franchir.

Le visage dans l’ombre, Coutts le regardait sans rien dire, comme s’il avait perçu une certaine critique dans la question de Bolitho.

— J’aurais certes pu envoyer le Spite prévenir l’amiral à Antigua. Cela aurait certainement été la méthode la plus rapide – il détourna les yeux : Mais, après tout, auraient-ils entrepris quelque chose ? Je ne le pense pas. Aux Antilles, ce qui se passe à New York ou même la menace des armées de Washington paraissent choses bien lointaines. Seul le commandant en chef aurait pu faire une requête dans ce sens et, avec ce Sir George Helpman qui ne le lâche pas d’une semelle, je doute fort qu’il ait fait autre chose qu’envoyer un rapport extrêmement prudent à l’Amirauté.

Bolitho comprenait trop bien ce qu’il voulait dire. C’était une chose que d’entendre parler d’un combat victorieux, c’en était une autre que de ramener un ennemi vaincu au port.

Le raisonnement de Coutts se tenait, mais il était tout de même insuffisant. Trop d’hommes s’étaient déjà fait tuer pour que l’on pût se lancer dans une nouvelle affaire hasardeuse. Avec la capture de la prise de Probyn, l’opération de Fort Exeter elle-même pouvait bien paraître, vue de Londres, comme un succès relativement mineur.

En revanche, une attaque audacieuse contre une base de ravitaillement, au nez et à la barbe des Français qui brandissaient leur prétendue neutralité, voilà qui pouvait peser lourdement dans la balance, surtout si ce succès intervenait avant que quiconque eût pu piper mot.

Visiblement, Coutts devinait ses pensées.

— Souvenez-vous bien de ceci, Bolitho : lorsque vous atteignez un grade élevé, il ne faut jamais demander à personne ce qu’il convient de faire. Les esprits supérieurs qui trônent à l’Amirauté ont toujours tendance à dire non, plutôt qu’à encourager la moindre part d’aventure. Cela risquerait de troubler le cours paisible de leurs petites vies. Mettrait-on en jeu sa carrière et sa vie, qu’il faut toujours agir selon sa conscience et en fonction de ce qui vous paraît bon pour votre patrie. L’existence devient proprement invivable lorsque l’on tente de seulement prévenir les intentions de ses supérieurs.

Pears apparut soudain.

— Nous allons réduire la toile dans une heure, monsieur Bolitho, fit-il sèchement, mais je ne veux pas mettre en panne, il y a trop de courant dans le coin.

Et, se tournant vers l’amiral, il ajouta :

— Nous devons être prêts à accueillir le Spite lorsqu’il reviendra.

Coutts prit Pears par le bras et s’éloigna avec lui, pas assez loin cependant pour que Bolitho ne pût saisir ce qu’il disait d’une voix assez irritée.

— Mais par Dieu, capitaine, vous me menez la vie dure ! Je ne supporterai aucune insolence, qu’elle vienne de vous ou de quiconque, m’entendez-vous bien ?

Pears grommela quelques mots que Bolitho ne parvint pas à saisir.

Couzens était penché à la lueur du compas, occupé à écrire quelques notes sur l’ardoise. Il était l’image même de l’innocence, de la jeunesse, de l’ignorance. Ils s’étaient tous embarqués dans une aventure qui pouvait les mener au désastre. La détermination de Coutts pouvait causer de gros dégâts, mais le manque de confiance que manifestait visiblement Pears envers les plans de son chef pouvait tout aussi bien les conduire au même résultat.

Bolitho se sentait déchiré entre ces deux fidélités. Il admirait Coutts, mais respectait les manières plus prudentes de Pears. Les deux hommes étaient représentatifs de deux écoles : l’ancienne, celle d’un homme au sommet de sa carrière, et la nouvelle, celle d’un amiral qui se voyait appelé à de plus hautes fonctions encore dans un avenir proche.

Il entendait Cairns qui discutait sur le pont supérieur avec Tolcher, le bosco. Quoi qu’il advînt, en temps de guerre ou en temps de paix, il fallait bien établir le programme du lendemain, fixer toutes ces tâches routinières. Un haut personnage pouvait bien trôner à l’arrière, le bâtiment avait toujours la priorité, demain et tous les autres jours. Les peintures à reprendre, un homme puni à fouetter, le gréement et les espars à remettre en état, cela ne cessait jamais. Il se souvint soudain de ce que disait Probyn, à propos de ces occasions qu’il ne fallait jamais laisser passer, il avait encore l’impression de l’entendre comme s’il y était. Cairns allait sans doute les quitter bientôt, même Pears ne pourrait pas le lui refuser à la prochaine occasion. Bolitho soupira ; d’ici à quelques jours ou à quelques semaines, il risquait fort de devoir remplacer le second avant que Pears eût pu trouver quelqu’un de plus expérimenté.

Cairns ferait un excellent commandant, c’était un homme droit, ferme et intelligent. Il en faudrait d’autres comme lui, se dit-il amèrement, et la victoire nous serait assurée.

L’aspirant Couzens s’approcha :

— Vous croyez que nous allons bientôt combattre, monsieur ?

Bolitho réfléchit un moment avant de répondre.

— Vous en savez autant que moi.

Couzens s’éloigna sans laisser rien paraître de ses sentiments. Il avait vu Bolitho en grande conversation avec l’amiral, il était bien évident qu’il ne mettrait pas un simple aspirant dans le secret de ces confidences. Mais, à tout prendre, la seule idée que Bolitho eût pu penser qu’il en savait autant que lui était plutôt une heureuse nouvelle.

Au grand soulagement de tous et sans surprise, les huniers du Spite furent annoncés par la vigie quelques instants après les premières lueurs de l’aube : une mince pyramide de toile toute blanche qui grandissait lentement et faisait grandir l’espoir au fur et à mesure de son approche.

Les ponts étaient briqués, l’équipage avait reçu un déjeuner arrosé de bière. Les hommes se rendirent ensuite à leurs diverses occupations mais, ce matin-là, les officiers mariniers durent user de toute leur autorité pour empêcher les marins de regarder le sloop qui se rapprochait.

Le Spite vint assez près sous le vent du Trojan et mit aussitôt une embarcation à l’eau. Cunningham y prit place pour venir au rapport.

Bolitho commandait la garde rassemblée pour rendre les honneurs au jeune capitaine. Il ne ressentait aucune jalousie particulière. Il avait vu Coutts arpenter la dunette en observant le Spite, Pears avait passé la matinée à distribuer des réprimandes pour des vétilles qui en toute autre circonstance n’auraient pas soulevé le moindre éclat.

Cunningham monta l’échelle de coupée et salua le pavillon. Apparemment, il n’avait pas d’état d’âme. Il regarda Bolitho sans le voir et se dirigea immédiatement à l’arrière pour rejoindre le capitaine.

Un peu plus tard, Bolitho s’entendit convoquer dans la grand-chambre où attendaient déjà Cairns et l’aide de camp.

Cette convocation ne le surprit pas vraiment. Il était assez habituel pour le premier et le second lieutenant d’être ainsi convoqués, fût-ce seulement pour écouter, lorsqu’une opération importante était en cours. On entendait dans la salle à manger des bribes de conversation : Pears, très irrité, Cunningham, toujours aussi calme et qui était en train d’expliquer quelque chose.

Cairns regarda le lieutenant Ackermann :

— On dirait qu’il y a de l’ambiance, ce matin.

Mais Ackermann resta impassible.

— L’amiral fera exactement ce qu’il a décidé.

Quelqu’un poussa la portière de toile et les trois hommes vinrent les rejoindre, comme sur une scène de théâtre. Bolitho observa Coutts : c’en était fini des incertitudes.

L’amiral prit la parole.

— Eh bien, messieurs, les renseignements du major Paget viennent de trouver leur confirmation – signe de tête à Cunningham : Expliquez-leur ce que vous avez vu.

Cunningham leur raconta alors qu’il avait reconnu l’île. À la faveur de la nuit, il avait mis un détachement à terre. Au bout d’un certain temps, les hommes avaient aperçu un feu de bois. Il était facile d’en déduire qu’il y avait des occupants et qu’ils prenaient grand soin de ne pas se faire découvrir.

Bolitho le soupçonnait fort d’avoir mis au point son petit discours pendant le trajet qui l’avait amené à bord du Trojan afin de parer à toute critique éventuelle.

— Il existe un bon mouillage, continua Cunningham, pas très grand mais difficile à voir du large. De nombreuses huttes également, et divers indices laissent à penser que des navires sont passés pour opérer des transbordements, peut-être même pour se ravitailler.

— Qui avez-vous envoyé à terre ? lui demanda Pears.

Coutts eut un bref sourire.

— J’y suis allé moi-même, monsieur, répondit sèchement Cunningham, et je suis certain de ce que j’ai vu.

— Quoi d’autre encore ? lui demanda Coutts.

Cunningham répondit sans cesser de regarder Pears droit dans les yeux.

— Une goélette de bonne taille est au mouillage, je suis absolument certain qu’il s’agit d’un corsaire.

L’amiral échangea avec lui un regard éclair.

— Il doit attendre un autre bâtiment, je parierais gros qu’il y a à bord de quoi équiper deux régiments !

Pears n’était toujours pas convaincu.

— Mais supposez un seul instant qu’il n’y ait que la goélette – il balaya du regard la chambre avec un air de profond dédain : Autant prendre une hache pour ouvrir un œuf !

— Votre première hypothèse est exacte, capitaine, intervint Coutts. Mais pourquoi donc mettez-vous en doute tout le reste ? Cette île a visiblement été choisie pour ses conditions d’accès. Pour des bâtiments qui arrivent des Iles-du-Vent comme des Iles-sous-le-Vent, on ne peut rêver meilleure position. Il est même facile d’y transformer un vulgaire bâtiment marchand en corsaire.

L’amiral avait du mal à dissimuler son énervement.

— Cette fois-ci, nous allons couper leurs lignes de ravitaillement à la racine, et pour de bon !

Il arpentait la chambre à grands pas, incapable de se contrôler.

— Réfléchissez bien. Nous avons une seule chose à faire, les prendre au piège au mouillage et nous emparer de tout autre bâtiment qui essaierait d’y entrer. Les Français y réfléchiront à deux fois avant de risquer leurs gens. Et ce genre de coup de semonce laissera également à leurs amis espagnols le temps de songer au jour où ils voudraient arriver à la rescousse comme des chacals qu’ils sont pour venir ramasser les miettes.

Bolitho voulait à tout prix conserver sa position d’observateur objectif, comme si Coutts n’était pas le supérieur hiérarchique avec lequel il venait de passer quelques semaines.

Après tout, la découverte de Cunningham était-elle si importante que cela ? Ou bien Coutts essayait-il seulement d’en tirer tout le parti possible pour renforcer son propre point de vue ?

Quelques cabanes, une goélette, tout cela ne faisait pas un objectif très tentant. À voir la tête de Pears, il était évident que c’était là le fond de sa pensée.

Le maître d’hôtel Foley arriva avec des verres et servit du vin à la compagnie pour fêter les nouvelles apportées par Cunningham.

Coutts leva son verre :

— Je vais vous livrer mon sentiment, messieurs : je porte un toast à notre victoire, et je souhaite qu’elle soit payée aussi peu chèrement que possible !

Il se tourna vers les fenêtres et ne remarqua donc pas que Pears avait reposé son verre sans y toucher.

Bolitho but une gorgée du sien, mais le vin avait soudain un goût bien amer.

 

En vaillant équipage
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